
L'unijambiste
N° 00195 dans le recensement de l'association les Amis d'Henry Simon
1950
Gouache sur papier
50 x 65 cm
Signée et datée en bas à droite

Qui connaît Alger aura immédiatement reconnu ce lieu enchanteur qu'est le Jardin d'Essai, abordé par son entrée côté ville, distingué par son élégant portail, le panache des végétaux menant vers l’auguste allée – perspective réglée à la française, festonnée de palmiers, agrémentée de bassins miroitants – glissant en pente douce, par terrasses, vers la mer comme pour s’y immerger, pour la fendre. Mais on ne le voit guère ce majestueux panorama, auguré toutefois ici pour les amoureux de cette promenade ; Henry Simon ne s'est guère laissé séduire par sa souveraine symétrie prisée par peintres et photographes. Il avantage une vue moins convenue, moins spectaculaire, sensible à l’apparition de ses luxuriants feuillages en contrepoint desquels s’érige la découpe gracile et ciselée de grilles dont la délicate verticalité parait en contenir les avancées. Nombreux artistes algérianistes explorèrent les ressources esthétiques offertes par ce jardin botanique rare, foisonnant de verdoyances, prodigue de chicanes ombreuses instigatrices de murmures galants. Auguste Renoir en célébrait les charmes exotiques dès 1881 alors que ceux-ci s’abandonnaient en contrebas de Djenane Abdeltif, perle architecturale ottomane sertie à flanc de colline densément boisée et qu’ils prolongeaient vers la mer en une vaste campagne privée avant expropriation de cette dernière pour les futurs aménagements, et que la demeure ne fût elle-même assignée à la création artistique sous l’appellation Villa Abd-El-Tif. Bien avant encore que le Musée des beaux-arts n’y interposât la raideur autoritaire de son monumental bâtiment, en 1931. Déroulant sa tapisserie ouvragée comme ses efflorescences agrestes, peintres-visiteurs et pensionnaires de la Villa l’élurent oasis de prédilection. Maxime Noiré y établit son atelier ; il y recevait ses amis et y encourageait José Ortéga qui en figura l’une des retraites mêlant palmiers et flore sauvage. Henry Simon, plus proche de nous, s’y attache dans l’« Algérienne voilée près de la mer » (n° 2152) se refusant décidément à la théâtralité classique de la grande allée, tandis qu’il anime essentiellement l’œuvre de sa période algéroise de personnages issus du menu peuple musulman de la cité blanche, croqué pour son pittoresque. En réminiscence des Fauves souvent, de Dufy plus particulièrement qui visita l’Algérie en 1934, et de Matisse qui l’y précéda en 1906, sa touche, ses coloris lumineux servent dans « L’Unijambiste » une vision dominée par les bleus et les verts de plantes émergeant tels des végétaux marins, en algues géantes tentaculaires quasi fantastiques, inquiétantes presque. Mouvance étrange – en connivence tutélaire ? – s’inclinant vers le personnage, tache sombre au prosaïsme importun dans l’irréalité profuse des frondaisons. Sa présence relate-t-elle les affres d’un conflit mondial de récente mémoire en 1950 ayant affecté la colonie brutalement, la compassion d’un peintre qui lui-même y a survécu ? Est-elle hommage pudique aux sacrifiés de la grande histoire qui s’en reviennent chez eux dans la solitude de leur souffrance ? L’homme, dos à la mer au-delà de laquelle il fut contraint d’aller combattre, semble revenir de campagne militaire, invalide d’une guerre qui ne le concernait pas, son couvre-chef, la chéchia grenat, le suggérant. Mutilé au corps tors, flanqué de béquilles incertaines, il apparaît comme perdu dans son exil d’éprouvé, fût-il dans un écrin de verdure frémissant à son passage, fût-il d’apparition indue dans ce site dédié à la quiétude et à la délectation naturelle. L’œuvre dispute ainsi les réalités adverses que sont la permanence généreuse d’une nature exubérante, propice au bien-être, et l’obscénité de la guerre jeteuse d’affliction. Sa puissance évocatrice traitée avec économie ressortit à ce qu’elle figure comme à ce qu’elle élude. Henry Simon joue d’apories nombreuses. Il les livre à rebours des perceptions comblées qu’aurait éveillées la vue d’un parterre spectaculaire réputé communément représenté par certains artistes inspirés par le seul, l’idéal, l’illusoire ordonnancement d’un jardin pour carte postale troublé par les années à venir mais au souvenir incoercible, longtemps offensé ensuite par l’incurie pour récemment renaître et recouvrer enfin sa destination biologique et d’agrément. Aussi le décor de cette gouache n’avivera-t-il ni ne cultivera-t-il aucune espèce de nostalgie d’un temps perdu en raison même d’un lieu retrouvé.
Nadya Bouzar-KasbadjiAlger, août 2012